D’encre et d’ancrages. De la co-présence des langues et des imaginaires dans la création littéraire caribéenne

Catherine Ollier-Taillandier 1

1 Catherine Ollier-Taillandier (PhD) est docteur ès Lettres, Langues et Civilisations de l’Université de Toulouse- France (orientation Civilisation américaine : Mémoire et identité). Présidente Fondatrice chez Association : Francophonie, Action et Médiation (FAM) et CALAF (Cercle des amis de la Langue Française Argentine-Uruguay).

Résumé :

Pendant très longtemps la littérature « française » dut répondre aux normes syntaxiques et lexicales de la France hexagonale, et les écrivains des « outre–mer » et des anciennes colonies, qui avaient fait le choix de la langue française comme langue d’écriture, s’y conformèrent pour pouvoir être publiés, enfermant ainsi dans un carcan leurs imaginaires, références historiques et symboliques. Fort heureusement, des précurseurs, tels Senghor, Césaire, Saint-John Perse ou Roumain, pour n’en citer que quelques uns, bousculèrent cet enfermement et s’approprièrent la langue française pour créer une langue-langage exprimant leurs douleurs, espoirs, leur appartenance à un espace-temps en devenir. Ils nous proposent aujourd’hui une production ouverte sur le monde.
Nous verrons comment cette écriture est née d’une nécessité de créer pour « pister » les traces de la mémoire des leurs ancêtres, nécessairement diluée mais néanmoins enrichie, au cours des siècles, de leurs expériences de souffrance, de domination, de lutte et de libération.
La création littéraire, et plus généralement artistique, ne pouvant pas s’appuyer sur une transmission linéaire transmise de génération en génération, doit jouer avec des temporalités contraires et complémentaires et des espaces oscillant de l’ici à l’ailleurs.
Les écrivains des espaces archipéliques, issus des temps de l’esclavage et du colonialisme, nous proposent dans leurs œuvres un « voyage symbolique sur les traces d’un ‘passé-présent’ », développant à l’envi les thèmes liés à ce cheminement (mer, vaudou, conte, etc.)
C’est dans ce passage de l’oralité des ancêtres à l’écriture « ensauvagée » qu’émerge un langage puissant laissant des espaces pour que les voix de l’oralité résonnent dans l’écriture grâce à une stylistique revisitée et l’imbrication de la langue créole dans leurs écrits en français. Cet usage des deux langues d’expressions permet de renouer avec le monde ancestral et de se réinventer un espace-temps qui leur est propre.

Mots clefs : écriture ; francophonie ; mémoir ; trace ; archipe ; ancêtre ; oralité; transmission, diversité culturelle.

“Je viens d’un pays
Où l’ici est ailleurs
Où chaque homme porte en soi
La mémoire d’une île”
Watson Charles 2


“Malgré tout le malheur nègre des fonds de cale,
il a su pénétrer le mystère du monde blanc
qui fait encor pleurer de rage nos fictions.
La poésie met au bien les muscles puissants
de la pirogue où Senghor et Césaire réveillent
dans nos souvenirs la chaux vive de la mer.”
René Depestre à Senghor 3

2 Watson Charles, Le chant des marées, Éditions unicité, 2018.

3 À propos de Césaire, “La pirogue de Léopold Sédar Senghor”

1. Introduction

La création culturelle et artistique caribéenne surprend par son insolente vitalité, le talent de ses créateurs (4) et apparaît comme “un laboratoire de la mondialisation”, qui nous fait réfléchir sur un modèle de société du métissage et du partage, une autre façon d’être au monde, une autre dimension du langage et de l’écriture, comme nous le propose Édouard Glissant: “On ne peut plus écrire une langue de manière monologue. On est obligé de tenir compte des imaginaires des langues”(5).

(4) Si notre propos dans ce travail se limite à l’espace caribéen, cette reconnaissance peut être élargie aux artistes du monde francophone, en témoignent les prix, récompenses qu’ils reçoivent régulièrement et leur présence significative à l’Académie Française et dans les jurys des prix littéraires.

(5)  Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1995, p.112

Si les peuples caribéens, conditionnés par la traite, l’esclavage et la dépendance aux pouvoirs des métropoles lointaines, ont su développer un nouveau langage, le créole, commun (dans ses variantes) à tous ceux ayant subi la traite négrière, langage porteur d’histoires, de langues et de cultures d’origines diverses mais vecteur de communication, la littérature caribéenne s’est néanmoins majoritairement développée dans la langue des “maîtres” (anglais, français et espagnol), tout en relevant le défi de créer une littérature “autochtone”, tant pour la forme que le fond, qui allie les traces d’un passé douloureux, d’une origine souvent idéalisée, une revendication identitaire forte s’articulant autour de l’insularité, de la créolité voire l’utopie d’un “retour au pays natal”.
Tiraillés, de manière plus ou moins consciente, entre les différents temps historiques qui traversent les corps et les mémoires, les auteurs de la Caraïbe, écrit Ernest Pépin, sont dans “l’obligation de fabriquer ensemble une mémoire collective de la diversité dont la véritable origine réside non dans la filiation à une terre antérieure mais dans la coupure radicale d’avec cette -là (6)”. Il ajoute: “Le métissage culturel” qui en découle, “n’est pas une addition de traits distincts, mais une interaction qui remodèle les héritages et produit de l’inédit”(7)(Pépin).
Cet inédit, dont parle Ernest Pépin, apparaît comme le résultat d’une conjonction de douleur, de revendication, d’insularité rendant nécessaire la création, création qui plus que jamais intègre des imaginaires multiples, voire contradictoires de l’ici et l’ailleurs questionnant l’enfermement souvent imposé dans une identité fixe trop souvent liée au territoire, comme le décrit l’écrivain Wilfried N’Sondé (8): “Nous ne sommes pas le lieu où nous sommes nés. L’origine d’un être humain n’est pas un lieu. (…) L’histoire de l’homo sapiens est une histoire d’errance. J’ai reçu un héritage et un héritage, on peut l’accepter ou le refuser.”(9)
Notre vie s’inscrit dans un continuum de l’humain qui nous entraîne vers un devenir à construire. Toutefois, il arrive que revienne le besoin de tisser des liens avec cet “avant” aussi proche ou lointain soit-il, dans une relation plus ou moins concrète, en nous appuyant sur des souvenirs réels ou des traces à peine perceptibles. Nous pouvons alors nous laisser habiter par des imaginaires dont nous ne soupçonnions pas toujours l’existence. Il suffit parfois d’une rencontre, d’une lecture, d’un objet ou d’une musique pour qu’un lien jusqu’alors invisible (10) vienne élargir notre appartenance au monde. Nous devenons soudain des êtres “mosaïque”, chacun étant, comme le décrit si bien Wilfried N’ Sondé “une sorte de fresque avec des éléments différents mais qui, si on y regarde bien et qu’on prend son temps, forment un tout surprenant, harmonieux et attachant.”(11)

La création, elle aussi, est le produit d’un “brouillage de pistes”, elle est imprégnée tout à la fois d’une mémoire du réel, de souvenirs collectifs répertoriés, acceptés ou rejetés, d’interprétation personnelle, d’archétypes universels, de croyances ou de leur dénonciation. Pour créer, l’artiste s’appuie donc sur son appartenance au collectif mais dépasse les apparences ou les représentations figées dans le réel pour nous proposer une problématique personnelle qui laisse un espace ouvert pour faire émerger l’universel des mythes fondateurs qui nous structurent depuis la nuit des temps. (12)

(6) Ernest Pépin, “Diaspora noire: les traits essentiels de la Créolité” , 2004 (https://www.potomitan.info/bibliographie/pepin/creolite.php)

(7) Ibidem

(8) Wilfried N’Sondé est un auteur d’origine congolaise, qui a partagé sa vie entre la France et l’Allemagne.

(9) Wilfried n’Sondé, lors d’un interview au Festival Etonnants Voyageurs de 2012

(10) Le thème du “visible et de l’invisible” sera abordé dans notre prochain article.

(11) Wilfried N’ Sondé, Aigre Doux, Actes sud junior, 2019, p 40

(12) On recommande de se pencher sur la notion de réalisme merveilleux de l’auteur Haïtien Jacques.

2. De la nécessité de créer

“Il faut une sorte de nomadisme intérieur pour créer
… créer c’est faire avec le deuil”
Delphine Horvilleur

“La déchirure est une contrainte à l’oeuvre d’art”
Boris Cyrulnik (13)

(13) Boris Cyrulnik, La nuit j’écrirai des soleils, Paris, Odile Jacob, 2019, p 9

C’est du sentiment d’une reconnaissance différée de l’horreur esclavagiste et de ses conséquences sur l’inconscient collectif de ces sociétés post esclavagisme que provient l’obsession du passé, la recherche de traces, qui habitent nombre des créations artistiques, et notamment littéraires.
Mais de quoi parlons-nous quand nous faisons référence à des “traces”. Rien à voir avec une image réelle d’un passé vécu qui nous obsède. Tout est de l’ordre d’une présence ressentie, invisible, imperceptible (certains diront fantasmatique), qui nous frôle, nous traverse, un lien entre notre présence à l’instant, à nous-mêmes et une absence-présence au temps d’avant qui nous échappe. “La mémoire collective”, écrit Ernest Pépin, ne serait donc pas “une mémoire africaine mais une mémoire-trace de l’africanité préservée, ré-adaptée, reformulée pour tous.” Elle nous renvoie à nos souffrances passées ou présentes. “Les mémoires intactes”, poursuit Pépin, “n’existent pas. Les mémoires sont des réponses thérapeutiques au présent des peuples”(14). L’homme caribéen, et l’artiste en particulier, n’aurait donc de cesse que de “pister sur tant de houles d’océan la trace de quelque chose.”(15) Comme celle du chaos d’origine, de l’arrachement à la terre des ancêtres que décrit si intensément Louis-Philippe Dalembert:

…la grande barque appareille ils sont là livides larguées les amarres les voiles hissées vers l’inconnu pour où s’embarquent-ils des millions d’autres avant eux ont fait le même voyage sans fin c’est aujourd’hui leur tour dans la nuit de la cale les corps se touchent jusqu’à en avoir mal les animaux savent-ils pleurer la grande barque appareille vers nul ailleurs après eux il y en aura d’autres des millions d’autres… (16)

(14) Ernest Pépin, https://www.cairn.info/revue-litterature-2014-2-page-18.htm

(15) Edouard Glissant: La trace à l’œuvre dans les premiers romans d’Édouard Glissant, Françoise Simasotchi-Bronès, 2014 in https://www.cairn.info/revue-litterature-2014-2-page-18.htm

(16) Louis-Philippe Dalembert, L’autre face de la mer, éditions motifs, p 22

Faisant référence à la Grande Traversée, Louis-Philippe Dalembert nous plonge certes dans l’enfer physique  des cales des navires négriers, voyage physique, mais il  questionne surtout la déchirure existentielle, l’arrachement à la terre, aux racines, aux traditions, aux langues  gommées de ces milliers, millions d’hommes, de femmes et d’enfants, et nous interroge sur notre humanité.  L’écriture, “ensauvagée”, se veut être alors libératrice, réparatrice et constructive , comme le suggérait déjà Aimé Césaire,  écriture qui se défait  “du joug de la langue (17) de l’autre, (…) qui infléchit le français, (…) tord le carcan de la langue” , mutation stylistique, syntaxique ou lexicale. En effet, «…si nous voulons entrer dans l’âge du dialogue et naître du dialogue, le dialogue doit être d’abord avec nous- mêmes…» (Discours adressé à Senghor).
Cela implique  également de poser un regard objectif sur les faits historiques  et d’accepter l’autre visage de l’Afrique dans le continuum de l’histoire de l’esclavage, “celui où le nègre se met lui-même dans les chaînes”, celui où il vend ses frères aux blancs qui en font des esclaves, de se défaire d’une Afrique mythique, rêvée idéale, pour mieux se construire dans cette dualité d’origines. “L’Afrique exaltée dans les Caraïbes est une Afrique virtuelle, ‘totémique’ au sens propre du terme, idéologique et mythique…”(Pépin)  Comment composer avec ces multiples racines? comment se construire?
Afin de dialoguer avec cet héritage africain complexe,  tout en relevant le défi de se construire en tant que Caribéen, les auteurs  de la Caraïbe nous proposent une écriture poétique “transfrontalière”, pour reprendre une expression d’Assia Djebar (18), un langage dé-territorialisé, où les imaginaires se croisent, s’entrechoquent, s’appellent, se répondent, donnent pouvoir à l’histoire, aux mots qui fonctionnent “comme une réminiscence identitaire”.
Et pourtant, peut-on vraiment parler de mémoire, les traces s’étant diluées avec le temps, ayant été “voilées” par des histoires collectives déformées (Tidiane N’ Diaye), “délavées” (Nathacha Appanah)? Si peu de traces concrètes ont survécu, mais il reste une “présence  en bribes, en éclats de mémoire, dans l’imaginaire et l’inconscient collectifs antillais”  où le temps  et les espaces  d’avant se sont imbriqués pour créer un espace où tout est signe, empreintes mnésiques impalpables qui reprennent vie et sens dans l’écriture poétique, la danse, le vaudou (19) ou les contes.
Les archives ne sont que des mémoires imparfaites  qui font l’impasse sur la vie réelle de ces esclaves, ou “engagés”. Elles ne répondent pas aux multiples interrogations des descendants. Ainsi, Nathacha Appanah fait l’amère expérience des limites de l’oralité  pour reconstituer le passé de ses aïeuls, elle aurait aimé «connaître l’heure exacte de leur arrivée, le temps qu’il faisait (…), pouvoir entendre la cacophonie du débarquement au dépôt, les cris, les appels, les ordres, les langues qui se mélangent , les pleurs, les soupirs…» (20)
L’auteur reconnaît qu’elle doit  alors écrire  “avec un drôle de mélange- (son) savoir, (sa) mémoire, (ses) souvenirs, ceux de (sa) famille, (sa) capacité d’imagination, (sa) volonté de combler l’absence…” (21) Composer avec ce que l’on ne sait pas. 

(17) Sur le thème de l’ensauvagement de l’écriture on lira avec intérêt le travail de recherche de Marie Bedoret “L’ensauvagement de la syntaxe dans l’écriture d’Aimé Césaire : étude comparative du Cahier d’un retour au pays natal et du Discours sur le colonialisme”, Mémoire de recherche master II, Université Toulouse Jean Jaurès, 2021

(18) Le terme “transfrontalier” chez l’Académicienne Assia Djebar (1936-2015) ne se limite pas aux frontières étatiques loin s’en faut, il fait référence à la rencontre des langues, à l’écriture nomade, aux mémoires multiples, aux ,résistances, à la superposition des espaces- temps…

(19) Nous utiliserons indifféremment la graphie “vaudou” ou “vodou”

(20)  Nathacha Appanah, La mémoire délavée,Mercure de France, 2023, p 37 . Il ne s’agit pas d’un récit concernant les Antilles ,mais des “engagés”  venus d’Inde et débarqué en  l’ïle Maurice. Mais les conditions de leur vie  à leur arrivée a subi les mêmes effets d’invisibilisation que dans tous les ports de débarquements.

(21) Ibidem p 43

 

3. De l’imbrication des temps et des espaces dans la pensée archipélique

Contrairement aux diasporas qui, dans la plupart des cas, ont pu opérer des regroupements sur leur lieu d’accueil, ce qui a favorisé la continuité des traditions linguistique, religieuse ou culturelle, les esclaves et leurs descendants ont subi “un processus de déstructuration systématique” sur tous les plans et ont dû réinventer un nouvel ordre social, relationnel sous la contrainte. Leurs pratiques “mémorielles” du temps d’avant en sont donc différentes. Quand les premiers ont pu maintenir la cohésion du groupe, s’appuyant sur leur mémoire collective, les derniers ont fait preuve d’une grande capacité d’accommodation au milieu, développant des pratiques sociales, des croyances adaptées, syncrétiques, telles que “la parole de nuit”, les formes adaptées de vaudou , la langue créole…
La création caribéenne s’appuie sur des temporalités contraires et complémentaires, celle du temps d’avant (d’avant la traite, de la traite et de l’esclavage) et du temps présent (de la construction d’une identité caribéenne), mais aussi sur l’oscillation entre l’ici et l’ailleurs dans une errance plus symbolique que physique. Alors que le lieu de départ n’est aujourd’hui qu’un espace mémoriel symbolique, le lieu de vie actuel, pourtant chargé d’une histoire de déracinement, est devenu le lieu de l’enracinement, de la valorisation de la diversité. La littérature offre un champ infini de création de temporalités contrastées et d’espaces fluctuants à l’intérieur desquels circulent les rêves de voyage symbolique ou dans de rares cas de voyage physique de retour aux sources.

4. Le voyage symbolique sur la trace d’un “présent- passé” (22)

Les discontinuités spatiale et temporelle sont à la base d’une identité caribéenne qui a dû se constituer au fil des siècles sur des faits historiques trop longtemps occultés ou minimisés, tant dans le récit national français que dans le déni de participation dans les communautés africaines d’origine. Peut-on faire le deuil des origines, du pays oblitéré? Chacun y apportera sa réponse personnelle, mais les auteurs ont pour mission d’écrire dans les creux, les silences, de décrire les gouffres, de nommer les failles, mais également de transcender les souffrances, les manques et par la poésie tenter de dire l’indicible.
Certains thèmes sont récurrents dans la littérature caribéenne comme ceux liés à la Traversée (la mer, le vent, les profondeurs, le gouffre…) ou faisant référence aux pratiques de la nuit (vaudou, contes) . Ils agissent tous comme des agents de remémoration du temps d’avant, faits de “résidus du passé, impalpables (qui) persistent néanmoins sous la forme d’empreintes mnésiques qui entrent dans l’imaginaire du passé collectif et modèlent la conscience d’elles-mêmes de ces sociétés post-esclavagistes.”(23) Chez Glissant, par exemple, le vent est souvent “montant”. Il “évoque la force immémoriale s’élevant de la terre elle-même”, alors que les profondeurs de la mer font références à “l’Africain traité pour sa force de travail dans les Amériques (…) migrant nu” ayant tout perdu, jusqu’à son nom “dans la grande houle du voyage.”(24)
Les chants et les échos des tambours ponctuent presque tous les écrits des auteurs caribéens, comme autant de paroles préalables au récit structuré. Du fond des cales des bateaux négriers, les voix se mêlent déjà : «le coeur remonte à la bouche (…) les voix redoublent de complaintes évoquant les divinités marines dans les langues multiples Yemaja Agwe-Taroyo Loko Papa arrête de souffler sur leur animosité retisse des liens d’amitié avec Agwé des liens comme des perles d’eau…»(25)
Paroles trop longtemps étouffées, interdites. Il est impératif aujourd’hui de nommer, dire, écrire, pour rendre à chacun sa liberté d’être. “A force de se croire à l’écart du monde”, écrit Glissant, par le déni de parole, de langue, “de se considérer comme la banlieue de l’univers, on finit par se trouver à l’écart de soi-même. L’audace d’expression est le signe de l’audace historique.»(26) Afin de trouver sa voix pour exister en tant que communauté libre de s’exprimer, la littérature, la poésie créent un langage, une poétique (27), s’ouvrant sur le multiple, le divers, et elle devient alors “l’enjeu des peuples” qui s’émancipent de l’emprise d’un passé subi.
La littérature caribéenne est donc confrontée à la question du choix de la langue d’écriture. Si le français s’est imposé à tous les auteurs de la Caraïbe pour leurs romans, nouvelles etc , le créole a progressivement réinvesti la production qui relève des pratiques orales: contes, chansons , pièces de théâtre et même poésie.

(22) La trace à l’œuvre dans les premiers romans d’Édouard Glissant, Françoise Simasotchi-Bronès, 2014 p 20in https://www.cairn.info/revue-litterature-2014-2-page-18.htm On lira avec intérêt cet article consacré à cette notion de trace dans l’oeuvre d’Édouard Glissant.

(23) Ibidem page-18

(24) https://www.cairn.info/revue-litterature-2014-2-.htm

(25) Louis-Philippe Dalembert, L’autre face de la mer,ibidem, p 48

(26) Edouard Glissant, Le discours antillais, Folio Essais, 1997, p 545

(27) On consultera avec intérêt :Edouard Glissant,. Poétique de la Relation. Paris : Gallimard, 1991

5. Oralité et écriture dans la littérature caribéenne: langue et langage

La langue  crée le rapport, le langage crée la différence, 
l’un et l’autre aussi précieux.
Édouard Glissant (28) 
 
Tu dis vouloir redevenir poète
Mais c’est par la fièvre des mots
Que la poésie reprend ses droits
Et tisse sur ton corps l’imaginaire retrouvé
N’écris rien si ce désir ne te place pas
À la lisière d›un profond abîme
Dans lequel se trouve ton unique vérité
Cet abîme qui cause à la fois vertige et extase
Jeanie Bogart (29)
 
Descendants de peuples de l’oralité (30), les Caribéens ont hérité de traditions orales multiples qui, au fil du temps, ont été réhabilitées grâce à la “parole de nuit” dans les plantations/ habitations coloniales. “La parole de nuit” ne  pouvait  s’exprimer que  dans un espace-temps spécifique nocturne,  qui contrastait avec l’espace-temps diurne du Maître,  espace donnant une large place au conteur chargé de diffuser  une “parole de résistance, (impliquant) une stratégie de dissimulation.”(31) Que reste-t -il de ces récits des plantations: des “lambeaux”, des bouts de contes, des bribes de comptines, des éclats de titimes, des haillons de paroles divers”(32), tout un patrimoine immatériel délaissé au profit de formes poétiques classiques imposées par le système éducatif national.
Si cet accès à l’éducation pour tous fut indispensable, il a eu également pour effet dévastateur de couper ces générations de leurs imaginaires créoles et de leurs pratiques ancestrales. Le français devint la langue  de  l’écrit, de la réussite sociale, la porte d’accès aux emplois de la République, “on assista (…) à un reniement collectif de la culture, de la langue et de l’oralité créoles.”(33)
Edouard Glissant nous rappelle que ce glissement de l’oral à l’écrit, du créole au français, de la langue du quotidien à celle de l’érudition  a créé “une béance ,voir un gouffre entre l’écrit antillais, qu’il soit en français ou en créole, et ce que l’on nomme désormais l’oraliture, c’est à dire l’ensemble des pratiques langagières, codées (contes , devinettes, chants de travail..)». (34)
Pour  redonner corps et vie aux “contes, devinettes, chants de travail”, incantations vodou, etc, tant à l’écrit qu’à l’oral il fut nécessaire de se défaire d’une stylistique occidentale formelle pour créer  “des espaces de frottement des deux langues, des deux imaginaires, des deux sémiotiques”(35), pour pouvoir convoquer les ancêtres dans une parole non linéaire, non descriptive qui entraîne, même à l’écrit, les hommes , les femmes , ces “âmes écrasées” dans un tourbillon d’émerveillement et d’oubli. Assis dans le cercle du conteur  ou devant sa feuille, l’écrivain doit “percevoir autour de lui la présence attentive de cet étrange public. Si l’écrivain créole réussit cet exploit, s’il parvient à convoquer la parole à ses côtés dans ces conditions-là, il peut alors commencer à écrire.”(36)
Au-delà des contraintes de variation sémiotique entre les langues, l’écrivain /conteur défie la temporalité (chronologie) du récit linéaire propre aux “récits des “civilisations judéo-chrétienne et musulmane” . Le “temps” du conte est celui de “l’animisme africain et amérindien.”(37) Les structures répétitives, qui s’opposent à la logique occidentale,  peuvent dérouter les lecteurs non avertis. Mais l’écrit du ressassement ou récit étoilé “permet d’exprimer avec une grande adéquation une problématique culturelle qui est au coeur de la créolité”(38): la recherche du sens, de l’origine. 
Se réapproprier “la parole de nuit”,  a permis de redonner aux conteurs et aux quimboiseurs la fonction de facilitateur qu’ils avaient dans l’univers plantationnaire.  “Ils auraient” , écrit Édouard Glissant  “assuré la continuité avec le pays quitté (…), facilité l’adaptation des esclaves à leurs nouvelles conditions d’existence en assurant la permanence des traces” du pays d’avant, de ses traditions et de son oralité. (39)
Se réapproprier la “parole de nuit” a permis d’écouter résonner librement le tambour dans les cérémonies longtemps interdites ou méprisées.
Se réapproprier la “parole de nuit” a permis de libérer les corps des entraves des interdits.
Aujourd’hui le Caribéen peut renouer avec le monde ancestral et avec les Dieux d’Afrique”(40) et partager  avec  nous ce monde d’avant transmis par les traces des ancêtres(41).

(28) Édouard Glissant, Le Discours antillais, op cité

(29) Jeanie Bogart, inédit Octobre 2023 Je la remercie de m’avoir autorisée à utiliser ce texte pour illustrer mon propos

(30) Oralité qui était la norme tant en Europe qu’en Afrique , peu de personnes avaient à l’époque accès à l’éducation et donc à l’écriture et la lecture. Les contes et légendes jouaient un rôle fondamental dans la structuration des communautés.

(31) Patrick Chamoiseau, “Que faire de la parole?” in : Écrire la “parole de nuit”: Ma nouvelle littérature antillaise, Folio essais , 1994 , p 154

(32) Ibidem P 156

(33) Ibidem p 152

(34) Edouard Glissant, Le discours antillais ,1981, cité par Raphaël Confiant, “Questions pratiques d’écriture créole”, in Écrire la “parole de nuit”: La nouvelle littérature antillaise, Folio essais , 1994, p 171

(35) Raphael Confiant , “Questions pratiques d’écriture orale”, in Écrire la “parole de nuit”: La nouvelle littérature antillaise, Folio essais , 1994, p 172

(36) Patrick Chamoiseau, “Que faire de la parole?”, in Écrire la “parole de nuit”: La nouvelle littérature antillaise, Folio essais , 1994, p 157

(37) Raphael Confiant ,Ibidem p 178

(38) Ibidem p 179

(39) Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, p 211

(40) Laënnec Hurbon, Introduction à Louis-Philippe Dalembert, Vaudou! Un tambour pour les anges,Autrement, 2003, p7

(41) Nous consacrerons un autre écrit au retour physique vers la terre des ancêtres .

6. Conclusion

On l’aura compris, le processus de réappropriation tant des imaginaires que des formes d’expression rituelles que sont les contes ou le vaudou, la reconnaissance du créole comme langue d’écriture à part entière permettent aux populations caribéennes d’appartenir à un espace-temps qui leur est propre mais qui n’est pas exclusif mais inclusif. En s’intégrant dans le tissu textuel des écrits en français, le créole nous permet d’accéder à des imaginaires nouveaux qui enrichissent notre appartenance au monde, de sortir du “confort” de notre identité prédéterminée pour découvrir la richesse d’une identité ouverte sur le monde, une identité rhizome (Glissant).
Ils nous font le cadeau de leur créativité née de l’instable, de la discontinuité entre ces trois continents qui les traversent. Dans cet espace symbolique nouveau, né du chaos, pour les écrivains la trace n’est pas une simple conception mémorielle mais une notion opératoire au service de la construction d’une identité communautaire élargie.
Certains verront peut être une utopie dans la vision Glissantienne d’une société composite mais n’est elle pas préférable au repli sur soi-même qui tente tant de sociétés?
« La pensée de la trace me paraît être une dimension nouvelle de ce qu’il faut opposer dans la situation actuelle du monde à ce que j’appelle les pensées de système ou les systèmes de pensée. Les pensées de système où les systèmes de pensée furent prodigieusement mortels. La pensée de la trace est celle qui s’oppose aujourd’hui le plus validement à la fausse universalité des pensées de système ».(42)

(42) Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers,, Gallimard, Paris 1996, p 17

7. Bibliographie

Nathacha Appanah, La mémoire délavée,Mercure de France, 2023

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence africaine, 1983
Patrick Chamoiseau, “Que faire de la parole?” in : Écrire la “parole de nuit”: Ma nouvelle littérature antillaise, Folio essais , 1994

Watson Charles, Le chant des marées, Éditions unicité, 2018

Raphaël Confiant , “Questions pratiques d’écriture orale”, in Écrire la “parole de nuit”: La nouvelle littérature antillaise, Folio essais , 1994

Boris Cyrulnik, La nuit j’écrirai des soleils, Paris, Odile Jacob, 2019

Louis-Philippe Dalembert, L’autre face de la mer, éditions motifs,1998

É. Glissant, Le Discours antillais, Paris, Seuil, 1981
Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1995

É. Glissant, Introduction à une Poétique du divers, Paris, Gallimard, 1996
Édouard Glissant, Philosophie de la Relation, Poésie en étendue, Paris, Gallimard, 2009
Laënnec Hurbon, Introduction à Louis-Philippe Dalembert, Vodou! Un tambour pour les anges,Autrement, 2003

Wilfried N’ Sondé, Aigre Doux, Actes sud junior, 2019

Ernest Pépin, “Diaspora noire: les traits essentiels de la Créolité” , 2004 (https://www.potomitan.info/bibliographie/pepin/creolite.php)

 

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