03.

Contributions

L’expérience traumatique de l’enfermement

Réflexions sur les enveloppes psychiques, l’être sans secours et le Nebenmensch dans l’expérience traumatique de l’enfermement [1]

René Kaës

Dans le grand chaos créé par la pandémie du Covid en son début, j’ai fait plusieurs observations sur le confinement et ses effets traumatiques d’enfermement, en particulier sur les enveloppes psychiques et les enveloppes sociales[2]. J’ai été particulièrement attentif à l’expérience d’être sans secours ni recours, à ce que Freud nomme Hilflosigkeit, cet état générateur de détresse qui appelle la présence d’un Nebenmensch, d’une personne proche et secourable.

Le premier confinement[3] nous a enfermé dans une enveloppe étanche conçue comme protectrice contre le virus. Cette enveloppe avait deux membranes l’une et l’autre imperméables, une membrane interne protectrice que nous ne devions pas outrepasser, et une membrane externe qui bloquait toute entrée invasive du virus par l’extérieur, d’où viendrait le mal. Cette observation m’a conduit à reprendre une réflexion sur l’expérience d’« être sans recours et sans secours » dans quelques situations d’enfermement comportant une dimension traumatique. Cette dimension est présente dans les institutions de soin qui enferment dans le même espace et dans une expérience commune et partagée malades et soignants, comme les services hospitaliers[4] ou comme les EHPAD[5].

J’ai étendu ma réflexion à l’expérience traumatique de la migration. Ces deux situations sont évidemment différentes dans leur cause et dans leurs effets, mais elles ont aussi en commun quelques points communs : l’enfermement, l’expérience d’être sans secours et sans recours, la difficulté de rencontrer la présence proche et secourable d’un Nebenmensch. Ces traits communs comportent des différences et des nuances : l’enfermement ne s’engage pas sur les mêmes bases dans le parcours traumatique de la migration et dans ce moment où il se révèle dans la pandémie, et il serait encore différent si nous le considérions du point de vue des camps de concentration, de l’emprisonnement, de la psychiatrie lourde, de la secte ou de la clôture volontaire dans un couvent ou un monastère. Dans toutes ces situations d’enfermement, l’expérience d’être sans secours est également différente. Sont aussi différents les effets la présence ou l’absence du Nebenmensch selon qu’il s’agit de l’enfermement dont j’ai retenu les deux configurations, celle de la pandémie et celle de la migration, je reviendrai sur cette question un peu plus loin.

Avant d’entrer dans mon propos, je voudrais m’arrêter brièvement sur cette question : de quelles représentations, de quelles émotions et de quelles intentions sont chargés les mots enfermer et enfermement ? Que nous enseignent l’étymologie et l’usage ? Le verbe enfermer dérive du latin firmare : affermir, solidifier et donc fortifier : on parle dans ce sens d’une place forte, d’une maison forte, résistantes à toute attaque et à toute intrusion extérieure dans l’espace intérieur ainsi protégé. Il importe toutefois de laisser un passage entre le dedans et le dehors, mais une fois fermé l’espace intérieur devient alors inaccessible, tout comme l’espace extérieur. Le glissement de sens du mot fermer vers celui de clore s’est fait dès le bas latin. Son dérivé, confirmare, indique que la clôture s’effectue avec les barres, des verrous et des portes. Enfermer, c’est mettre quelque chose dans un endroit fermé, par exemple dans un coffre (d’où coffrer, emprisonner) ou quelqu’un dans une maison d’aliénés. Enfermer c’est encore être cerné de toute part, ou contenu au sens de contention, tout comme l’isolement forcé, la camisole de force ou ses équivalents chimiques contiennent par contrainte le corps, l’esprit et l’âme du fou; cet emploi apparaît à l’âge classique (cf. M. Foucault), dès le milieu du 17e siècle[6].


1. Les enveloppes psychiques dans le premier confinement

 

L’expérience de l’enfermement a été vécue de diverses manières : pour les uns elle a fonctionné comme une protection, une barrière de sécurité contre l’invasion ; pour d’autres elle a été l’occasion d’une expérience de recentration sur soi et sur les liens avec les familiers et le cercle des amis, par téléphone ou messagerie mails et réseaux sociaux. L’investissement dans les échanges se sont pour une large part centrés sur le temps présent : cependant une pensée diffuse se constituait sur le temps d’avant et sur « le temps d’après », sur lequel se projetaient des fragments d’utopies rêveuses.

Pour une autre partie de la population, sans doute la plus nombreuse, le confinement a été au contraire un enfermement par contrainte, dans un espace confiné, générateur de violence (familiales, conjugales, vis-à-vis des enfants) et de détresse. Ces diverses manières de vivre cette expérience ont été sous l’effet de variables psychiques, sociales, économiques et culturelles. Toutefois dans le premier confinement, surtout dans les villes, une enveloppe s’est tissée de chaleur, de reconnaissance et de gratitude pour les soignants « de première ligne », pour les travailleurs qui accomplissent les tâches de base pour assurer la vie quotidienne, la sécurité, le fonctionnement du commerce et l’hygiène des rues. Ceux-là jusqu’alors rendus invisibles, à l’extérieur, recevait secours et présence chaleureuse d’une sorte de Nebenmensch collectif. Ils étaient aussi notre protection contre le virus. Nous les avons célébrés comme d’héroïques combattants de première ligne. Ils étaient porteurs de nos idéaux et de notre salut là où les enveloppes institutionnelles, politiques, étaient défaillantes et ruinaient la confiance nécessaire dont ils étaient dépositaires.

Cette enveloppe sociale narcissique a soutenu et restauré celle des soignants, celle de l’institution hospitalière en surcharge et en déréliction mais aussi la nôtre trouée par l’attaque du virus et par l’incertitude qu’il serait possible de trouver auprès des autorités politiques et médicales une sécurité et un secours.

En France une autre expérience a caractérisé le second confinement : il nous a confronté au sentiment de l’impuissance à la mesure de notre désillusion quant aux changements désirés et projeté dans un après-Covid dont l’horizon reculait avec la succession des vagues de la pandémie. Les « combattants de première ligne », épuisés par leur charge de travail, meurtris par les promesses non tenues, les dissensions entre les experts médicaux et les décideurs politiques, l’isolement des jeunes, des étudiants notamment, tous ces éléments ont fait déferler sur la population une vague de malaises, de maladies et de souffrance induites par le développement imprévisible de la pandémie et l’accumulation de la défiance et de l’incertitude.

Cette expérience a été pour moi, comme pour de très nombreux observateurs et acteurs de cette situation complexe et inédite, l’occasion de nombreux questionnements et de quelques réflexions. Je les ai exposées dans l’article cité plus haut et dans un court résumé de celui ci[7]. Je voudrais en ajouter quelques unes. Les unes confirment ce que j’avais déjà noté à propos d’autres situations de traumas collectifs que j’ai rencontrées dans ma vie professionnelle, après une dictature et les disparitions de civils à jamais enfermés dans une irreprésentable mémoire, après une guerre civile et les destruction des espaces de vie et dans tous les cas avec les déchirures des enveloppes psychiques et sociales.

Ces expériences chaotisantes portent inscription de la trace des traumas antérieurs jamais vraiment cicatrisés. Celle des camps d’extermination pendant la seconde guerre mondiale, aujourd’hui celle des camps de réfugiés et de migrants, celle des malades enfermés dans les murs de l’asile pendant les siècles derniers. Ces traumas et les cicatrices fragiles qu’ils ont laissées dans les différents espaces de la réalité psychique sont les matrices de l’histoire des individus, des familles, des groupes, des institutions et des sociétés. Lorsqu’elles s’ouvrent[8], il nous faut cesse en faire le récit, plusieurs récits : c’est la fonction de la parole et de l’art dans le travail de culture. C’est aussi la fonction d’accompagnement par un autre (ou d’un ensemble d’autres) proche et secourable à côté du sujet qui souffre. C’est la fonction du Nebenmensch.

Cette fonction couvre toute la vie humaine, depuis la naissance jusqu’au bout de la vie, dans toutes les situations de détresse qui le laisse impuissant à la surmonter seul, par ses propres moyens.


2. La fonction du Nebenmensch

 

La présence d’un Autre est indispensable pour assurer les soins de base du nouveau-né immature et impuissant, mais elle ne saurait suffire : une réponse aux besoins de la psyché de l’infans au début de la vie, comme au bout de celle-ci, un accompagnement d’une personne proche et secourable est nécessaire. C’est la fonction du Nebenmensch décrite par S. Freud dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique (1895) au paragraphe 11 intitulé « L’épreuve de la satisfaction ». Dans ce texte adressé à son ami W. Fliess, il développe la proposition que « […] l’excitation ne peut se trouver supprimée que par une intervention capable d’arrêter momentanément la libération des quantités à l’intérieur du corps. Cette sorte d’intervention exige que se produise une certaine modification à l’extérieur […] qui, en tant qu’action spécifique, ne peut s’effectuer que par des moyens déterminés. L’organisme humain, à ces stades précoces, est incapable de provoquer cette action spécifique qui ne peut être réalisée qu’avec une aide extérieure et au moment où l’attention d’une personne bien au courant se porte sur l’état de l’enfant […]. Quand la personne secourable (der Nebenmensch) a exécuté pour l’être impuissant l’action spécifique nécessaire, celui-ci se trouve alors en mesure, grâce à ses possibilités réflexes, de réaliser immédiatement, à l’intérieur de son corps, ce qu’exige la suppression de stimulus endogène[9]. L’ensemble de ce processus constitue un « fait de satisfaction » qui a, dans le développement fonctionnel de l’individu, les conséquences les plus importantes » (trad. fr., p. 336-337).

Dans son commentaire du texte de Freud, RW Higgins (2021) souligne que pour Freud, celui qui est « à côté », le Nebenmensch est un être indispensable, expérimenté et secourable pour que le nourrisson puisse supprimer les tensions dues aux excitations, externes comme internes, qui l’assaillent – ce qu’il ne peut faire seul, de lui-même- qui le font s’agiter, émettre des cris, signes de sa détresse, de son Hilflosigkeit, traduite aujourd’hui par « dés-aide » – « dé-soin » serait peut-être plus juste.

La traduction française et l’interprétation du mot Nebenmensch varie selon les auteurs. Chaque traduction introduit une nuance qui signale la complexité de cette notion : un être humain secourable, un proche, la mère ou qui la représente, un ami (comme Fliess pour Freud) ou le thérapeute, un personnage « juste à côté » selon Monique Schneider (2011)[10], un autre semblable à côté de celui qui souffre.

Je retiens la proposition de F. Richard[11] : « Le Nebenmensch, c’est la personne qui entend de façon adéquate l’appel de l’enfant (la mère bien sûr, mais, au-delà de celle-ci, toute personne exerçant cette fonction) ; il ne doit pas être trop proche : il attend l’autre le temps qu’il faut ». Mais surtout il accompagne de sa parole l’infans, celui qui ne sait pas encore parler, dans son acquisition de la parole, du langage et de la compétence intersubjective.

Cette proposition correspond à ce que P. Castoriadis-Aulagnier[12] a théorisé comme la fonction maternelle de porte-parole. Une condition majeure est requise pour qu’elle s’exerce : les objets d’expérience et de rencontre que la mère propose à l’enfant et qu’elle associe à des paroles ne peuvent exercer leur pouvoir de représentabilité et de figurabilité auprès de l’enfant que s’ils ont été marqués par l’activité de la psyché maternelle qui les dote d’un indice libidinal, et par là d’un statut d’objet psychique conforme aux « besoins » de la psyché. La représentabilité et la figurabilité ont comme matériaux et comme condition des objets façonnés par le travail de la psyché maternelle. L’empreinte que la mère laisse sur l’objet est un préalable nécessaire à ces deux métabolisations.

P. Aulagnier mentionne sa dette à la théorie de J. Lacan : l’objet n’est métabolisable par l’activité psychique de l’infans que si, et en tant que le discours de la mère l’a doté d’un sens dont sa dénomination témoigne ; le sens est avalé avec l’objet : par cette formule Lacan désignait l’introjection originaire du signifiant et l’inscription du trait unaire entre la mère et l’enfant.

Elle précise sa propre position en soulignant que l’infans ne peut métaboliser en une représentation de son rapport au monde qu’un objet qui a d’abord séjourné dans l’aire de la psyché maternelle, façonné par le travail du refoulement chez la mère. C’est un fragment du monde, conforme à l’interprétation que le refoulement impose au travail de la psyché maternelle, qui est remodelé pour qu’il devienne homogène à l’organisation de l’originaire (lieu d’inscription d’une représentation scénique dramatisée, lien entre ces objets) et du primaire (discours du principe de réalité).

Cette fonction du porte-parole inscrit une seconde fois (la première avec le contrat narcissique), le travail de l’intersubjectivité dans la structuration de la psyché de l’enfant. Et cette présence parlante s’inscrit dans le réseau parlant de plus-d’un-autre parlants, par exemple d’un groupe ou d’une famille, mais aussi dans le collectif social et culturel[13].

Dans un article intitulé Nous, la Mort, le Soin, Robert William Higgins[14] entreprend de réactualiser, à l’occasion de la pandémie du Covid 19, la question du Soin et de la Psychanalyse ; question longtemps évitée, écrit -il, par les psychanalystes. Higgins note ainsi les effets tragiques de l’interdiction de visite, dans les EPHAD posant ici la question des soins au bout de la vie : « manquait la présence, réelle, là à côté, à côté de moi patient, de celui qui m’écoute, comme de la mienne à côté de lui », présence réelle.

Je relève quelques propositions de son article en résonance avec mon propos. Higgins note que la description minutieuse du Nebenmensch par Freud reste pertinente aujourd’hui et s’oppose à une conception réductrice de la relation de soin. Il écrit « A première vue l’émergence du Care apparaît comme une réponse à notre crainte d’avoir perdu la mort ”, effet de ce que j’ai pu appeler une ‘mise en science – et en management – de la mort’’ caractérisant notre « mode de subjectivation » (Michel Foucault) de la mort. Toutefois, Higgins se demande « s’il ne serait pas plus juste de parler plutôt de dé-subjectivation – tant nos difficultés de subjectivation de la mort aujourd’hui semblent grandes dans nos sociétés industrielles, scientifiques, et managériales ».

Higgins fait une autre remarque qui retient mon attention car elle résonne avec des aspects importants de mes propres recherches. En relevant que « ce n’est que pour l’autre secourable que l’enfant est perdu, que pour lui que ses cris peuvent représenter un appel, Freud nous fait saisir que lui seul peut permettre à l’enfant de ne pas s’enfermer dans la tentation de l’annihilation. Lui seul permettra à l’enfant d’en faire une expérience véritable et de commencer à « se faire comprendre. » Mais, précise Higgins, pour que la scène soit vraiment « habitée par la souffrance », … (vraiment subjectivée, pourrait-on ajouter), qu’il soit vraiment pris acte d’une souffrance, exige, écrit Monique Schneider, une vraie présence d’un, d’autres, la création d’un tissu qui entoure l’être en détresse, où se croisent les chemins de divers opérateurs », où il s’agit de quelque chose est comme l’inverse même de la projection, relève de l’ordre d’un « nous » que comporte le soin – d’une sorte de Nebenmensch collectif.»

La fonction du porte-parole, comme celle du Nebenmensch, s’établit ainsi à la conjonction de la réalité intrapsychique, du langage, du corps, de l’intersubjectivité et du collectif.


3. Les enfermements et les enveloppes du migrant

 

Ma réflexion s’est portée à plusieurs reprises sur les traumas que vivent les migrants, sur les enfermements de divers ordres qu’ils subissent, sur les atteintes de leurs enveloppes psychiques, culturelles et sociales. Ces questions se sont posées récemment encore lorsqu’en novembre 2021 la Biélorussie a déporté à sa frontière avec la Pologne 2000 à 3000 migrants et réfugiés pour en faire des armes contre l’Union européenne et se venger des sanctions prises par elle à son égard. Parmi ces personnes plusieurs sont mortes de froid, et parmi elles des enfants. Cette instrumentalisation des migrants comme armes d’attaque constitue assurément une situation différente de celle de la pandémie. Toutefois elle a nourri et conforté la représentation, notamment dans les courants anti-migratoire de la droite et de l’extrême droite la fantasme que les migrants seraient comme le virus dont il faudrait se protéger et, maintenant, infecter les ennemis.

Les migrants, à la différence des immigrés, vivent une situation qui consiste à satisfaire le besoin vital de sortir d’un enfermement, celui de l’espace de l’oppression sociale, politique ou économique, pour eux sans issue dans leur pays d’origine, mais au prix d’en vivre un autre pendant et après leur parcours migratoire : ils arrivent dans une improbable destination, quelquefois jamais qu’en s’étant exposés à des risques vitaux.  Pour atteindre le pays qui pourrait les accueillir ils doivent souvent vivre l’expérience de l’emprisonnement et de la torture, s’entasser dans des embarcations insécures et, s’ils survivent à la traversée, dans un ou plusieurs camps de réclusion, de regroupement et de triage. Leur sort dépend de décisions politiques, d’accords souvent ambigus voire pervers (par exemple entre l’Union Européenne et la Turquie, piégeant la Grèce) ou de conflits géopolitiques, comme nous en avons eu un exemple récent. Les ONG humanitaires et certains États alertent sur leur sort et tentent de leur porter secours.

D’un enfermement à l’autre, d’un « coffrage » à l’autre, ces personnes sont des êtres humains pour la plupart d’entre eux sans secours, démunis de toute protection. Ce que vivent ces adultes qui jadis ont été des bébés, c’est l’expérience des nouveau-nés lorsque leurs tensions ne sont pas apaisées par la présence d’un Autre capable d’assurer leur sécurité de base. Ils ont en commun avec les autres migrants d’être constamment exposés à cette situation et d’être impuissants à la surmonter en dépit de l’énergie qu’ils dépensent pour leur survie personnelle et collective.

Dans ce trajet, il arrive qu’ils rencontrent la présence soignante de bénévoles et de professionnels engagés dans des structures associatives qui reçoivent de l’État délégation pour accomplir des fonctions de soin, de parole et de présence, des centres d’accueil d’urgence pour migrants. Les grandes organisations humanitaires internationales, comme La Croix-Rouge et en France Médecins sans Frontières et Médecins du Monde, dans le monde, ont accompli un travail qui a permis aux migrants de recevoir des secours, des soins et des hébergements, d’être sauvés de la noyade grâce aux bateaux humanitaires[15].

C’est ce qu’un récent article de C. Alexopoulos de Girard contribue à nous faire comprendre[16]. Son travail clinique dans un des Centres d’accueil d’urgence pour migrants concerne des personnes dont la spécificité est d’appartenir à des ethnies persécutées dans leur pays pour des motifs politiques : des Soudanais, des Tchadiens, des Guinéens. Tous ont fait l’expérience de la prison, de la torture et du départ forcé de leur pays dans des conditions très dangereuses, d’une très grande violence.

Leur parcours migratoire a constitué un traumatisme supplémentaire : ils se sont retrouvés en Libye où ils ont été enfermés, torturés, vendus dans des conditions chaque fois différentes mais provoquant toujours un sentiment commun de détresse, d’impuissance, d’angoisse. Chez tous l’expérience de la prison officielle ou officieuse est centrale dans leur parcours d’exil, elle est associée à des traitements inhumains et dégradants : viols, esclavage, travaux forcés, mutilations et exécutions sommaires.

La traversée de la Méditerranée sur des embarcations de fortune et les naufrages les ont confrontés une nouvelle fois, à la mort et à la survie. Une fois en Europe ils ont connu l’errance dans la rue, des arrestations et des déplacements et pour deux d’entre eux la détention dans un centre de rétention administrative en région parisienne suivie d’une expulsion en Italie et un retour en France dans des conditions d’extrême précarité.

À partir de l’histoire de certains de ces patients C. Alexopoulos de Girard entreprend d’analyser les enjeux cliniques liés à cette superposition d’expériences d’enfermement de maltraitance et d’exil. L’auteure nous dit qu’au moment de la prise en charge ces personnes souffraient de pensées et d’images envahissantes en relation étroite avec le télescopage de toutes les violences subies : elles vivaient des cauchemars traumatiques, des moments de sidération absolue durant lesquels elles n’arrivaient pas à différencier l’expérience passée de l’instant présent, terrorisés à l’idée d’être renvoyés dans leur pays ou d’être emprisonnées en France.

Comment dans ces conditions rendre possible un travail thérapeutique ? Des réponses de la clinicienne je relèverai seulement quelques aspects. Elle note par exemple, que les attaques du cadre chez la plupart d’entre eux peuvent avoir un sens auto-agressif comme si des tortionnaires incorporés était toujours là en train de maltraiter les patients et de nous rendre témoins de ces violences inimaginables[17]. Il s’agit bien, écrit-elle, de nommer, d’authentifier et de raconter, c’est la tâche du thérapeute dans cette clinique du traumatisme, pour reconstituer l’appareil à penser les pensées. Assurément. Mais ce qu’elle écrit est tout aussi important : que la souplesse, l’accordage et la permanence de sa « présence en tant que thérapeute étaient les conditions sine qua non pour qu’un travail soit possible dans une approche ou le cadre était là pour soutenir la thérapie et en aucun cas l’inverse » (p. 73).

La fonction du Nebenmensch est ici remarquablement présente chez l’auteur dans son écoute des récits de ces personnes. Elle montre qu’en attaquant la groupalité interne, l’autre en soi, on isole l’individu tout en fabriquant des peurs collectives sur l’ensemble de la population : « Les expériences de réclusion de mauvais traitements dérange touchent en effet tout autant le corps et l’esprit des personnes qui prennent la voie de l’exil que leurs appartenances groupales » (p. 71-72). C. Alexopoulos de Girard conclut son étude en notant que les pratiques d’enfermement de traitements inhumains et dégradants, d’exil forcé s’inscrivent dans une alternative infernale entre rétention et expulsion à l’image d’une expérience régressive de sadisme anal où les êtres semblent réifiés, traités en objets partiels, déshumanisés.


***


Ces quelques réflexions sur les enveloppes psychiques, l’être sans secours et le Nebenmensch dans l’expérience traumatique de l’enfermement ont eu pour base deux situations différentes.

Tout d’abord dans le parcours des sujets qui ont été confrontés à l’enfermement et à ses conséquences psychiques. Lorsque la pandémie du Covid 19 a envahi tous les espaces de la réalité psychique et de la réalité sociale, la situation des personnes hospitalisées comme celle des personnes confinées dans leur espace de vie était motivée par des causes principalement sanitaires, elle était transitoire, avec une entrée et l’espoir d’une sortie, vite réduite par le nombre des morts. D’une autre consistance psychique et sociale était la situation des personnes vivant en EHPAD, elles y étaient entrées sans espoir de sortie et, dès ce moment, dépendantes des soins physiques psychiques et relationnels qui devaient les maintenir en sécurité dans une vie où les liens intersubjectifs, aussi bien dans l’institution qu’avec l’environnement familial, revêtent un caractère vital. L’enfermement drastique et les entraves à l’accompagnement dans les EHPAD lors du premier confinement ont poussé à l’extrême leur détresse, et celle des soignants qui ne pouvaient plus exercer leurs fonctions présence et de proximité secourable, sinon par leur propre enfermement dans l’institution avec tous les risques. Et ceux qui dans ces conditions perdraient un parent ou un proches, étaient eux aussi privé d’être présents avec eux dans ce moment de l’ultime séparation. Nous avions alors vraiment « perdu la mort » selon le mot d’Higgins.

Différente est la situation du migrant. Il fuit son espace d’origine, cerné par la guerre et le désastre économique de son pays. Il ne fuit pas seul, pour sa propre sauvegarde, il porte l’espoir de son groupe, porté par lui, qu’il trouve une terre et un espace où se sauvegarder et vivre, et s’il réussit, y accueillir un jour les siens. Nous connaissons son trajet, nous savons qu’il ne trouvera pas de lieu sûr et stable où poser sa tête et soigner sa douleur d’errant. Par exception il aura accès à un centre d’hébergement d’urgence pour migrants, à une consultation ouverte par une ONG. Il y trouvera temporairement une présence, une écoute, un secours. Il parviendra à grand peine à remailler les fils de son histoire, celle dont il peut parler, une autre partie demeure enfouie, inaccessible. Nous connaissons ainsi son histoire, leur histoire. Ces haltes provisoires, avant d’autres « jungles », d’autres errances et d’autres violences, ne sont pas résolutives ; elles sont au moins l’expérience que l’écoute de leur détresse et que le soin qui leur est donné les reconnait comme des êtres humains.

  1. Article publié dans le numéro 49 du Divan Familial “De l’écologie familiale”. (2022) (À paraître) France: Editions In Press.
  2. R. Kaës (2020), « Notes sur les espaces de la réalité psychique et le malêtre en temps de pandémie », Revue belge de psychanalyse, 77, p. 187-218.
  3. En France le premier confinement a couvert la période du 17 mars au 11 mai 2020, le second celle du 29 octobre au 15 décembre 2021.
  4. Parmi les travaux sur la question du soin en psychiatrie, cf. Sassolas M. (2002) Les portes du soin en psychiatrie, Toulouse, Érès. Voir aussi ss. la direction de M. Sassolas (1997), Les soins psychiques confrontés aux ruptures du lien social, Toulouse, Érès, 1997.
  5. EHPAD : Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes.
  6. Le mot ferme subsiste aujourd’hui chez les charpentiers pour désigner un appareil de pièces de bois assurant la solidité d’un toit. Il existe aussi pour désigner le fait de donner un bien (par exemple une exploitation agricole) en exploitation selon une convention solidement établie.
  7. R. Kaës, (2021), « La pandémie et l’amplification des dimensions du malêtre », Connexions, 115, p. 11-14.
  8. Je pense à l’essai de E. Galeano (1971) Les veines ouvertes de l’Amériques latine, Traduit de l’uruguayen par C. Gouffon, Paris, Plon (1981), Collection Terre humaine.
  9. F. Ansermet (2009) relève que « l’organisme ne peut pas réaliser seul la décharge de l’excitation qui l’habite. Il lui faut l’action de l’autre, du Nebenmensch, pour permettre la décharge, le passage du plaisir au déplaisir ». Cf. Ansermet F (2009) « Trace et objet, entre neurosciences et psychanalyse », La cause freudienne, 71, p. 170-174.
  10. M. Schneider (2011), La détresse aux sources de l’éthique, Paris, Éditions du Seuil.
  11. F. Richard F. (2011), « Le paradigme du Nebenmensch et la fonction maternelle », Revue française de psychanalyse, LXXV, 5, 1539-1544.
  12. P. Aulagnier-Castoriadis (1975), La violence de l’interprétation Le pictogramme et l’énoncé, Paris, P.U.F.
  13. R. Kaës (1993), Le groupe et le sujet du groupe. Éléments pour une théorie psychanalytique des groupes, Paris, Dunod ; (1996) « Corps, symptôme et intersubjectivité », in P. Cuynet, O. Avron et collab., « Image du corps », du groupe à la famille, Actes du Colloque de l’Association des Psychologues de Franche-Comté, Besançon, 30 Novembre 1996, p. 23-42 ; (2009), « Le travail de l’intersubjectivité et la polyphonie du récit dans l’élaboration de l’expérience traumatique », in : Vahram et Janine Altounian et al., Mémoires du génocide arménien. Héritage traumatique et travail analytique, Paris, Presses universitaires de France (p. 209-235).
  14. RW Higgins (2021) recueil 2020-2021 de l’École Belge de Psychanalyse.
  15. Un ouvrage de F. Maqueda témoigne de l’expérience du soin hors les murs des institutions/ (1998), Carnets d’un psy dans l’humanitaire. Paysages de l’autre, Toulouse, Érès, (1998). Sur la santé et le soin aux migrants, cf. les travaux du Centre de documentation de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IRDES) Bibliographie thématique, La santé des migrants, Février 2018. http://www.irdes.fr/documentation/syntheses/la-sante-des-migrants.pdf
  16. C. Alexopoulos de Girard (2021), « Entre exil, violence et emprisonnement : travail clinique auprès de personnes migrantes confrontées à l’expérience de la réclusion avant, pendant et après leurs pérégrinations » Cliniques méditerranéennes, 104, p. 61-75.
  17. Dans un travail avec des thérapeutes qui avaient à soigner des patients exposés à des situations traumatiques extrêmes pendant la guerre civile qui a ravagé leur pays, j’ai été confronté à un processus analogue. Parmi les thérapeutes plusieurs avaient été eux-mêmes terrifiés par des scènes du guerre dans leur enfance. J’utilisai le dispositif de psychodrame psychanalytique de groupe. Arrive une scène où ils me proposent de jouer le rôle d’un médecin sadique qui ferait des expériences de soumission à l’autorité, comme dans les travaux de S. Milgram : comme moi avec eux. Le moyen du jeu leur permet de remobiliser des scènes jusqu’alors figées, et le thème qu’ils proposent est un biais fécond pour opérer un renversement : le thérapeute se retourne en bourreau, ils m’accusent d’utiliser le psychodrame pour leur infliger des violences insupportables. Une des propriétés du psychodrame est de créer une scène où l’écart entre le réel et le jeu peut être éprouvée et le retour du refoulé s’effectuer sans effets catastrophiques R. Kaës, A. Missenard et al., (1999), Le psychodrame psychanalytique de groupe, Paris, Dunod.

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